RIMBAUD ET SON ŒUVRE
Il me semble que pour mieux comprendre l’œuvre d’un artiste il faut se plonger dans son époque et dans sa vie. En ce qui concerne Arthur Rimbaud sa participation à la littérature ne dure que 3 ou 4 ans entre 1869 et 1873. Dans ce court laps de temps il produit l’essentiel de sa création artistique. Incommensurablement et sans cesse, la vie et l’œuvre, de celui que Verlaine appelait « l’homme aux semelles de vent » ou comme le désignait Mallarmé « le passant considérable » ou comme il se qualifiait lui-même « un simple piéton », ont excitées les interprétations les plus farfelues, savantes, obscures, iconoclastes ou dévotes… face au mystère laissé par l’auteur de moins de vingt ans. Moi-même j’y participe avec cet article et mon bouquin « Brûlez Tout ! », car Rimbaud personnifie notre quête d’absolu, de conquête de l’âme, de recherche du sacré dans l’homme ou plus simplement pour certains, les émois, terreurs et délices, de l’adolescence transfigurés par un style littéraire unique et personnel.
Pourtant on peut appliquer certaines formules, identifier certaines sources, nommer certaines influences qui éclairent le contenu et les circonstances de ses créations.
Tout d’abord il faut garder en mémoire que Rimbaud était un latiniste émérite, cette maîtrise du rythme latin de l’alexandrin, de l’étymologie, de la pensée antique lui a été précieuse dans la composition de ses textes. D’autre part il a vécu sa période créative dans le bouleversement social et politique de son temps : guerre contre la Prusse en 1870, débâcle de l’armée française, reddition et chute de Napoléon III, début et fin de la Commune de Paris, établissement de la troisième République, développement du capitalisme bourgeois avec le progrès industriel et le commerce des colonies, remise en question de la religion…
Tous ces troubles ne pouvaient qu’affecter la conscience humaniste de ce jeune auteur ambitieux en pleine crise de la puberté. Ce qui explique son caractère ombrageux fait de ruptures et d’élans progressistes. Cette attitude de rébellion il la gardera toute sa vie d’artiste : ruptures avec sa famille, les fugues, rupture avec les anciennes écoles littéraires, avec la société, pour s’exiler loin de la France.
Sa connaissance encyclopédique du passé, aussi bien littéraire qu’historique, sa propension a rejeter tout ce qui lui semble artificiel et bourgeois dans son époque, sa quête de liberté, d’indépendance, son désir d’un langage universel « qui soit de l’âme pour l’âme » l’ont conduit à sa création nouvelle et iconoclaste.
Quand, à la maturité, il a admis qu’il ne pouvait « changer la vie » il a renoncé à son entreprise d’illusions pour embrasser « la rugueuse réalité » en laissant son seul témoignage publié par lui-même : Une Saison en enfer qui se termine par le poème Adieu contenant ce passage désabusé : « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! »
Quelques temps plus tard il part pour sillonner le monde, sans laisser d’adresse.
Pour mieux le comprendre, relisons ce qu’il écrivait à celui qui aurait pu être son premier éditeur Paul Demeny :
« (…) Du reste, libre aux nouveaux d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.(…)
Car JE est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident . J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.(…)
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière. Il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il la doit cultiver : cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! – Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, – et le suprême Savant ! – Car il arrive à l’inconnu ! – Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crêve dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé!(…)
L’art éternel aurait ses fonctions, comme les poètes sont citoyens. La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant.
Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme -jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.
En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande : – ce n’est pas cela !
Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte(…)
Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. – Hugo, trop cabochard, a bien du VU dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème.(…)
Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France.(…) Musset n’a rien su faire. Il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux.(…)
Les seconds romantiques sont très voyants : Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine. Les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.(…) -la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. Voilà.»
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Comme cette lettre contemporaine à la précédente à son ancien professeur Georges Izambard :
« Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense. On devrait dire : On me pense. Pardon du jeu de mots. JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! »
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On peut, schématiquement, suivre la production poétique de Rimbaud suivant quatre périodes :
1870
Le vers latin influencé par son éducation scolaire (Virgile, Ovide, Lucrèce)
1871
Le vers régulier influencé par les grands auteurs romantiques du début du XIXème siècle (Hugo, Musset, Lamartine)
1872
Le vers libre, impair, peu ou pas rimé, influencé par Verlaine
1873
La prose (genre auquel il s’était déjà essayé dans « Un Cœur sous une soutane » pamphlet ironique contre les séminaristes de son collège en 1870)
Une Saison en enfer « prodigieuse autobiographie psychologique, écrite dans une prose de diamant qui est sa propriété exclusive » Verlaine in les Poètes Maudits
Les Illuminations « divins poèmes en prose, fragments exquis à la beauté mystérieuse » Verlaine
Pour terminer cette courte étude de l’art poétique de Rimbaud, dans le recueil « Une Saison en enfer » il décrit sa recherche et ses expérimentations poétiques par « L’Alchimie du verbe », écoutons-le :
« À moi. L’histoire d’une de mes folies.
Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoires les célébrités de la peinture et de la poésie moderne.
J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs.
Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n’a pas de relations, républiques sans histoires, guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents : je croyais à tous les enchantements.
J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges.
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Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise, Je faisais une louche enseigne d’auberge. Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire. – |
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À quatre heures du matin, l’été, Là-bas, dans leur vaste chantier, Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles, O, pour ces Ouvriers charmants O Reine des Bergers, |
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La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots !
Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J’étais oisif, en proie à une lourde fièvre : j’enviais la félicité des bêtes, – les chenilles, qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité !
Mon caractère s’aigrissait. je disais adieu au monde dans d’espèces de romances :
Chanson de la plus haute Tour Qu’il vienne, qu’il vienne, J’ai tant fait patience Qu’il vienne, qu’il vienne, Telle la prairie Qu’il vienne, qu’il vienne, |
J’aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m’offrais au soleil, dieu de feu.
« Général, s’il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante… »
Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l’auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !
Faim Si j’ai du goût, ce n’est guère Mes faims, tournez. Paissez, faims, Mangez les cailloux qu’on brise, ¯¯¯¯¯¯¯¯ Le loup criait sous les feuilles Les salades, les fruits Que je dorme ! que je bouille |
Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible :
Elle est retrouvée. Mon âme éternelle, Donc tu te dégages – Jamais d’espérance Plus de lendemain, Elle est retrouvée ! |
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Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l’action n’est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
À chaque être, plusieurs autres vies me semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu’il fait : il est un ange. Cette famille est une nichée de chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut avec un moment d’une de leurs autres vies. – Ainsi, j’ai aimé un porc.
Aucun des sophismes de la folie, – la folie qu’on enferme, – n’a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système.
Ma santé fut menacée. La terreur venait. Je tombais dans des sommeils de plusieurs jours, et, levé, je continuais les rêves les plus tristes. J’étais mûr pour le trépas, et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons.
Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq,- ad matutinum, au Christus venit,- dans les plus sombres villes :
O saisons, ô châteaux, J’ai fait la magique étude Salut à lui, chaque fois Ah! je n’aurais plus d’envie : Ce charme a pris âme et corps, O saisons, ô châteaux, L’heure de sa fuite, hélas ! O saisons, ô châteaux ! |
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Cela s’est passé. Je sais aujourd’hui saluer la beauté. »
Pour vous conseiller un site regroupant l’ensemble de son œuvre je ne peux que vous engager à visiter : http://abardel.free.fr/